Né en 1973 à Paris, de descendance polonaise et tessinoise, le musicien Karol Beffa est non seulement compositeur, mais également pianiste et musicologue, auteur et enseignant. Rémy Franck a rencontré ce musicien aux nombreuses facettes.

Karol Beffa
(c) Amélie Tcherniak

Au Conservatoire National Supérieur de Paris Karol Beffa décrocha huit premiers prix, en harmonie, contrepoint, fugue, musique du 20e siècle, orchestration, analyse, accompagnement vocal et improvisation au piano. A l’École Normale Supérieure il obtint une licence d’histoire, une licence de philosophie et une maîtrise d’anglais. Il reçut également un master en philosophie de l’université de Cambridge, puis fut diplômé de l’ENSAE où il a étudié les mathématiques. En 2003, il a obtenu un doctorat en musicologie de l’EHESS en soutenant une thèse sur les Études pour piano de György Ligeti.
Il a enseigné à l’université Paris IV, puis à l’École polytechnique, et depuis 2004 il est maître de conférences à l’Ecole Normale Supérieure.
Improvisateur, Karol Beffa accompagne depuis longtemps des lectures de textes et des films muets. Il a écrit plusieurs livres dont une biographie de Ligeti. En tant que compositeur il a composé de la musique instrumentale, concertante, symphonique et vocale, un ballet, deux opéras et plusieurs musiques de film.

Karol Beffa, vous poursuivez des activités très diverses. Quelle est votre activité préférée?
Je ne sais pas si c’est mon activité préférée, mais l’activité qui me prend le plus de temps, c’est la composition. Le compositeur a besoin de beaucoup de temps devant soi pour tâtonner, pour être quelque peu dans le brouillard et pour essayer d’en sortir. C’est vraiment une activité qui exige du temps, mais j’aime la composition qui est une activité toujours solitaire, parfois même un peu déprimante parce qu’on a du mal à avancer et parce qu’on a assez peu l’occasion de montrer ce que l’on fait en cours de composition à d’autres musiciens, des interprètes ou des collègues compositeurs.
J’aime faire autre chose en même temps. Le fait d’écrire des articles, parfois des livres, est une activité précieuse. C’est pour ça que j’aime aussi beaucoup enseigner, ce qui permet d’avoir un contact avec d’autres personnes, que j’aime donner des conférences, et que j’aime me produire en public comme pianiste. Donc voilà, le fait de pouvoir passer de l’un à l’autre est, je pense, salutaire pour mon équilibre personnel.

Et comment gérez-vous ce calendrier ?
En général, la question de la composition est souvent scandée par les commandes que l’on peut avoir. J’ai la chance, depuis une douzaine d’années maintenant, d’avoir suffisamment de commandes pour pouvoir ne composer que sur commande, pour vivre à peu près de mes commandes. Je viens d’écrire une pièce pour l’Orchestre National de France, qui a été créée le jour de la proclamation du Grand Prix Lycéen des Compositeurs 2017. J’ai gagné ce prix en 2016. Mais juste après, en mars 2017, mon Concerto pour violoncelle ‘Paradise Lost’ pour Gautier Capuçon a été créé par l’Orchestre du MDR de Leipzig, dirigé par Kristjan Järvi.
Mon calendrier est rythmé par les commandes et par des concerts à donner. J’essaie donc de m’organiser. Ce n’est pas toujours très facile, je ne peux pas composer quand je voyage, mais je peux éventuellement corriger les épreuves que m’envoie mon éditeur de partitions ou mes éditeurs de livres. J’essaie, quand j’ai un piano à disposition, soit de travailler du répertoire au piano, soit de composer si j’ai un petit peu de temps. J’essaie de m’organiser.

Quand composez-vous? Est-ce qu’il y a des moments d’inspiration ou est-ce que vous prenez carrément le temps de le faire?
Il y a des moments privilégiés d’inspiration. Je dirais que très souvent, à la nuit tombée, au crépuscule, il y a quelque chose qui se produit, d’un peu mystérieux, d’un peu magique, qui fait qu’on a le sentiment d’être plus inspiré, plus productif. D’un autre côté, et c’est vraiment la contrepartie, comme c’est souvent la fin d’une journée peut-être longue,  parfois on a un problème de résistance. Il peut également m’arriver de composer assez tôt le matin.

Est-ce que vous travaillez en parallèle à plusieurs œuvres?
Rarement, mais ça peut m’arriver. Typiquement, ça m’arrivera si j’ai une commande qui tombe avec un délai assez tranquille, par exemple si je dois écrire pour dans 12 ou 18 mois. Si entre-temps une autre commande beaucoup plus urgente arrive, il se peut que je passe de d’une à l’autre pièce. Ce n’est par contre pas une chose que je fais volontiers, parce qu’en général cela fait perdre du temps. J’ai déjà parfois du mal à me concentrer sur deux mouvements à la fois, donc imaginez ce que cela donne avec deux pièces très différentes.

Quand vous recevez une commande, est-ce que le commanditaire décrit ce qu’il attend de vous?
En général, les contraintes du commanditaire sont peu nombreuses. Les contraintes vont être des contraintes de délais, de durée approximative. Et puis vous avez la formation évidemment. Mais à part cela, en règle générale, il n’y a pas de contraintes. Bien entendu, vous pouvez avoir des contraintes implicites. Typiquement, on m’a demandé d’écrire un ‘De Profundis’, et si j’avais écrit une musique extrêmement joyeuse et guillerette, je pense que le commanditaire aurait été un peu surpris. Mais si vous n’avez pas de texte imposé, et c’est souvent le cas, les contraintes sont très limitées.

Comment votre parcours musical a-t-il démarré?
J’ai commencé la musique relativement tôt. J’ai commencé à faire du solfège un tout petit peu avant mes 6 ans, du piano et de la flûte à bec un peu avant mes 7 ans. Je me suis mis aussi au saxophone vers 10 ans. J’ai arrêté le saxophone quelques années plus tard. J’avais un niveau convenable, mais je n’arrivais pas à tout mener de front. J’ai également arrêté la flûte à bec. J’ai continué le piano.

Vous avez aussi suivi, à un certain moment, des cours de théâtre?
Oui! Et j’ai joué dans beaucoup de pièces de théâtre, des rôles même très importants. J’ai joué à la Comédie Française le jeune Macduff dans ‘Macbeth’ de Shakespeare, j’ai joué des premiers rôles à la télévision et au cinéma. Dans un très beau film en six épisodes de Marcel Bluwal sur Mozart, j’ai joué le petit Mozart à 7 ans. C’est donc une chose que j’ai faite entre 7 et 12 ans avec beaucoup de plaisir et d’intérêt, et puis il a fallu se spécialiser dans d’autres choses. J’ai craint, peut-être à tort, qu’il ne soit pas possible de mener tous les fronts, et donc il a fallu que je passe à autre chose.
Mais je le regrette un tout petit peu. En revanche, en composant des musiques de films, j’ai des contacts avec des réalisateurs et il m’arrive que l’un ou l’autre me confie un petit rôle dans un film. Cela je l’accepte bien volontiers.

Mais comme vous avez fait des études de philosophie, de langues, d’histoire, pourquoi est-ce que finalement la musique a pris le dessus?

En fait, a posteriori, je me demande un peu pourquoi je n’ai pas fait que de la musique tout de suite. J’ai été très vite attiré par ce qui avait un rapport avec la composition, que ce soit composer ‘dans le style de’ dans le cas du pastiche, dans ces classes d’harmonie de contrepoint ou composer tout court. Il m’est arrivé aussi très vite, dès que j’ai su mettre mes mains sur un clavier, d’improviser. Il y avait de petits airs qui me trottaient dans la tête, et je les couchais parfois sur le papier. Tout cela avait un rapport avec la composition. Pourquoi est-ce que j’ai aussi été tenté par la philosophie, les mathématiques, je ne le sais pas. Je suis content en tout cas de l’avoir fait, parce que c’est une bonne gymnastique intellectuelle et ça comblait ma curiosité qui était un peu tous azimuts. Mais, c’est vrai, que le rapport avec la musique n’est pas forcément évident.

Est-ce que le fait de jouer le rôle du jeune Mozart dans un téléfilm a influencé votre décision de devenir compositeur?
Je pense que oui. Outre le fait d’avoir présent à l’esprit pendant toutes les semaines où le tournage a eu lieu, cette figure tutélaire absolument saisissante et incroyable qu’était Mozart, plus prosaïquement, pendant les scènes où j’étais censé composer de la musique avec une belle plume d’oie et de l’encre noire, je grattais sur une partition, je faisais semblant d’écrire de la musique et je crois que ça m’a donné goût.

Karol Beffa (c) Amélie Tcherniak

Qu’est-ce qui déclenche une composition?
On va dire que le stimulant premier, le déclencheur, il vient pratiquement toujours au piano et avec du papier à musique.

Dans tous les genres différents que vous composez, est-ce qu’il y en a un que vous préférez ? J’ai vu que vous composez pas mal de musique vocale.
J’ai touché pratiquement à tous les genres: musique concertante, musique chorale vocale, pièces pour instrument seul, pièce pour les enfants aussi. J’aime évidemment beaucoup écrire également de la musique chorale ou vocale, mais là encore, ce sera souvent un texte qu’on me suggère, qu’on me propose ou qu’on m’impose, qui va être un déclencheur. En fait, j’aime bien une certaine diversité dans ce que je fais.

Quelle est votre filiation, où sont vos ancêtres musicaux?
Je me suis reconnu pendant assez longtemps dans une certaine tradition française qui remonterait à Ravel probablement, qui passerait par de très grands compositeurs comme Messiaen, Dutilleux surtout, et puis un compositeur qui est mort prématurément en 2004, Jean-Louis Florentz, qui a beaucoup écrit pour orgue et pour orchestre. En musique française, ce qui me touche le plus, c’est un certain sens des textures sonores, donc de l’orchestration et de la couleur, c’est-à-dire de l’harmonie. Je crois que l’harmonie est une chose absolument centrale en musique. Dans l’histoire de la musique, les compositeurs auxquels je suis le plus sensible sont à peu près tous des génies de l’harmonie. Je pense à Bach qui est un génie de plein d’autres choses, mais qui est assurément un génie de l’harmonie, mais aussi à Mozart, à Schubert, à Chopin, à Schumann et puis, plus près de nous, à Franck, Fauré, à Rachmaninov, un grand génie, je pense, de l’harmonie. Plus près de nous encore à Frank Martin, Dutilleux, Messiaen, et évidemment Debussy et Ravel. Je suis également de plus en plus sensible à l’énergie dans la musique, que l’on peut trouver chez des compositeurs chez qui le rythme a un rôle important. Je pense par exemple à Steve Reich, je pense aussi à John Adams.

Vous êtes, par votre père, d’origine polonaise. Est-ce que vous avez des contacts avec ce pays, est-ce que la musique qui est tellement présente en Pologne et qu’on connaît mal, en fait, peut vous inspirer?
Oui! Je pense immédiatement à Szymanowski. Si je m’appelle Karol, ce n’est pas en référence à Karol Szymanowski, mais je pense que Szymanowski est un très, très grand compositeur, pas l’égal d’un Ravel, mais quelqu’un qui a renouvelé l’harmonie dans le sillage à la fois de Debussy et de Scriabine. Et puis, dans une génération postérieure, je pense aussi que Lutosławski est un très grand compositeur. J’ai rencontré plusieurs fois Krzysztof Penderecki, un grand compositeur lui aussi. Chez Henryk Gorecki j’apprécie le minimalisme dans un sens assez différent du minimalisme des compositeurs américains. Gorecki réussit à faire une musique avec un très fort degré d’émotions à partir de peu de notes. Donc, oui, la jeune école polonaise fait partie des compositeurs que je suis toujours avec beaucoup d’intérêt et qui me passionne.

On dit que votre musique plaît beaucoup au public…
Il se trouve que j’écris une musique qui plaît probablement plus que certaines musiques issues du courant de Darmstadt et de ce qui était l’avant-garde des années 50 et qui est maintenant une avant-garde très vieillissante. Je suis contre l’hermétisme à tout prix. Je pense que l’hermétisme à tout prix est une impasse.
Ce qui compte, c’est que j’éprouve moi-même un certain plaisir à écouter ma musique en concert. Quand j’entends la musique que certains des compositeurs écrivent, je me pose parfois la question si eux-mêmes éprouvent beaucoup de plaisir quand ils l’entendent.

Donc vous partagez la mutation que Krzysztof Penderecki a faite quand il s’est détaché du courant dont il était un des figures de proue dans les années 60, pour retourner vers une musique qu’on peut appeler néoromantique, un terme qu’il n’aime d’ailleurs pas.
Oui, vous avez raison de dire que Penderecki, on l’oublie parfois, était un compositeur assez proche de l’avant-garde, mais comme d’autres, comme Henze notamment, comme Karl Amadeus Hartmann, il a subi une espèce d’excommunication venant des puristes de Darmstadt. Et puis je crois, tout simplement pour des raisons personnelles, il a ressenti le besoin de réintégrer dans sa musique à l’époque inspirée en partie du surréalisme, mais en très grande partie surtout de Varèse et du sonorisme, certains éléments de pulsation, d’harmonie et de faire référence davantage à un univers qui se rapprochait peut être plus des grandes fresques Wagnériennes, Brucknériennes ou Mahlériennes de la fin du 19e siècle, même s’il ne se reconnaissait pas forcément dans cette appellation de néoromantisme qu’on a pu coller à sa musique.
Mais à vrai dire, ce mouvement de réintégration et de réappropriation progressive d’éléments faisant référence au sens large à la modalité ou à la tonalité, c’est une chose qu’on trouve chez Penderecki, qu’on trouve chez Gorecki aussi et qu’on trouve dans une certaine mesure, peut-être de façon moins marquée, chez Ligeti à peu près à la même période, au milieu des années 70.
Je crois d’ailleurs que la question d’essayer d’être original à tout prix qui hantait la plupart des compositeurs des années 50 n’est plus tellement d’actualité. Si je suis compositeur, je ne vais pas me lever un beau matin et me dire: « Oh la, la, qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour être original à tout prix? » ou alors « Si je fais ça, je suis à peu près sûr de me planter et de ne pas être original. » La recherche de la nouveauté à tout prix mène très souvent à une impasse.
En revanche, il se trouve que si un compositeur a des ressources propres, qui révèlent une vraie personnalité, s’il a un monde intérieur, un univers très personnel, alors oui, cet univers va pouvoir se révéler et il n’aura pas à se poser la question d’être original, il sera effectivement original.

Si vous deviez comparer votre musique à celle d’un Pierre Boulez ou d’un Tristan Murail ?
J’ai évidemment beaucoup d’admiration pour Pierre Boulez chef d’orchestre, pour le musicien qu’il était, qui avait une oreille intérieure absolument phénoménale. Il y a peu de ses œuvres qui me touchent au point que j’ai envie de les écouter et de les réécouter. Mais je suis convaincu qu’il restera dans l’histoire de la musique comme un très grand compositeur, et en tout cas comme un très grand chef d’orchestre. Tristan Murail a cherché, par les moyens de l’orchestre, de reproduire une sonorité de cloche dans un cas, des sonorités de vagues dans un autre, et il l’a fait avec beaucoup d’habileté. Si je devais reprocher une chose à sa musique, c’est qu’il aurait tendance à être parfois trop uniformément statique. Mais je pense que Murail est aussi un grand compositeur. C’est un compositeur tout à fait sensible à la couleur, de ce point de vue assez tributaire de ce qu’on a pu appeler la tradition française. Mais je suis un compositeur d’une autre génération. C’est assez normal que j’écrive une autre musique.

Suivez-vous ce qui se fait en termes de composition de par le monde?
Pendant très longtemps, j’ai fait moi-même du journalisme musical, j’en ai fait très tôt, quand j’avais 19 ans, et j’étais obligé de me tenir au courant de tout, j’étais amené à interviewer des compositeurs qui appartenaient parfois à des esthétiques qui n’étaient pas forcément très proches du monde dans lequel je me reconnaissais, et tout cela a évidemment aiguisé ma curiosité. Par la suite, même si j’ai continué à écouter beaucoup de disques, on a eu l’Internet où tout est à peu près disponible. Donc il m’arrive de télécharger de la musique, toujours légalement, je le précise, ou d’en écouter en streaming sur des sites, pour me tenir au courant.

Est-ce que, pour un compositeur, la question de rester une part de l’histoire de la musique est importante?
C’est une question évidemment très délicate. D’un certain point de vue, j’ai envie de dire oui, bien sûr. J’ai le sentiment qu’un compositeur devrait se dire que ce qu’il fait ne vaut pas une minute de peine s’il n’a pas le sentiment d’apporter sa pierre à l’édifice pourtant gigantesque déjà bâti par l’histoire de la musique. Mais d’un autre côté, cela doit, je pense, conduire tout compositeur à avoir une certaine humilité, il faut bien se rendre compte que dans l’océan considérable de musique qui a été écrite depuis quelques siècles, la goutte d’eau qu’un compositeur apporte, quel que soit le regard qu’il porte sur sa propre production, c’est quelque chose d’infinitésimal et que ça n’aura probablement aucune importance dans l’histoire de la musique.
De ce point de vue, il faut bien voir que très souvent la mort du compositeur est quelque chose d’absolument crucial, parce que j’ai envie de dire qu’un compositeur meurt deux fois. Il y a sa mort physique et puis très vite, quand il est mort et enterré, sa musique elle aussi parfois décline. Cela vaut même pour des compositeurs qui tenaient une place très importante dans la vie musicale. Ça a été le cas, et c’est très triste pour eux, pour beaucoup de compositeurs de la génération de Darmstadt, ça a été le cas pour Nono, un compositeur assez peu joué aujourd’hui, Pousseur et même Xenakis. En revanche, on peut considérer que Messiaen, mort en 1992 n’a pas vraiment connu de purgatoire, et si, 25 ans après sa mort, il n’y a pas eu de purgatoire, il n’y a pas vraiment de raison qu’il y en ait dans les années qui viennent. Il ne me semble pas que Dutilleux connaisse un purgatoire quelques années après sa mort. Donc ça, évidemment ,c’est le signe qu’il y a des compositeurs de valeur que l’histoire de la musique n’a pas oubliés et il n’y a aucune raison de penser qu’elle va les oublier dans les années à venir.

CD Rezension: https://www.pizzicato.lu/musik-geschrieben-um-zu-gefallen/

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