Né à Cannes en 1934, Gabriel Tacchino, un des grands pianistes français de notre temps, continue à jouer et à enseigner. Rémy Franck l'a rencontré pour un entretien passionnant avec un passionné.

Gabriel Tacchino

Maître, étudiant, vous avez eu la grande chance de bénéficier de l’enseignement de Francis Poulenc. Vous êtes son seul élève à ce qu’il paraît?
J’ai eu de la chance d’être l’élève de Jacques Février, magnifique pianiste, professeur extraordinaire, et un grand ami de Poulenc dont il a créé beaucoup de ses œuvres. Il avait d’ailleurs également connu Ravel et travaillé avec lui. J’étais donc familiarisé avec la musique de Poulenc par Jacques Février. Et comme ils étaient vraiment de très, très grands amis, très proches, Février m’a dit: « Il faut absolument que Francis t’écoute », et c’est comme ça que j’ai eu la chance de le rencontrer. Francis Poulenc venait très souvent à Cannes, au moins trois ou quatre fois par an. Il louait toujours une suite à l’hôtel Majestic, où il a écrit des œuvres très importantes. Poulenc avait la chance de ne pas avoir de problèmes financiers, parce que son père était directeur d’un grand laboratoire pharmaceutique. Il pouvait donc se consacrer uniquement à la composition. Il aimait beaucoup sortir, il aimait les salons, il aimait les comtesses, les marquises, bien boire, bien s’amuser, mais en même temps, il savait qu’il fallait que, de temps à autre, ça s’arrête. Et alors, il venait à Cannes en me disant: « J’ai fui les tentations des salons parisiens. » J’ai donc fait sa connaissance à Cannes d’abord, et ensuite, j’ai joué chez lui, rue Médicis à Paris, et aussi à Noizay en Touraine, où il avait une magnifique maison.

Le jeune Tacchino avec Francis Poulenc

Le jeune Tacchino avec Francis Poulenc

Vous aviez donc avec Poulenc une relation très étroite, comme, peut-être, pas beaucoup d’artistes vont en avoir avec un compositeur?
Effectivement! Un jour, j’ai joué le Troisième concerto de Prokofiev à Monte-Carlo, avec l’Orchestre de Monte-Carlo, et à ma grande stupéfaction, après le concert, j’ai vu Poulenc arriver dans ma loge. Il m’a ramené à Cannes et on a dîne ensemble au Majestic. Je pensais qu’on allait parler de sa musique, mais il m’a parlé de Prokofiev, et je compris bien vite qu’il connaissait mieux que quiconque sa musique. En fait, c’est lui qui avait ouvert les portes des salons à son collègue russe, lorsque celui-ci est arrivé à Paris, complètement inconnu. Il l’a présenté partout. Prokofiev était venu avec ses cinq Concertos sur le bras, et Poulenc, qui était un lecteur extraordinaire, les lui a accompagnés, tous les cinq, au second piano. Et puis, il m’a dit des choses sur le concerto que je venais de jouer, mais stupéfiantes… de détails, de finesse… Quatre ou cinq jours après, au Casino de Cannes, j’ai donné un récital avec des œuvres de Poulenc… Trois mouvements perpétuels, la Pastourelle, la Toccata… et lui il était dans la salle. Je savais qu’il viendrait. J’étais très nerveux et j’ai eu une hésitation de mémoire à un moment, et puis, je me suis rattrapé. Après le concert il est venu dans les coulisses. Il éclata de ce rire vraiment sonore que je connaissais bien par la suite, et il me dit: « Tu ne me croiras pas, mais lorsque je joue cette œuvre, Trois mouvements perpétuels, il m’arrive d’avoir les mêmes doutes au même passage ».Tacchino-Poulenc J’ai dit: « Oui, mais vous, vous l’avez composé quand-même ». Et lui de me répondre: « Oui, mais j’ai ces doutes, j’ai même envie de faire autre chose ». A partir de là, on se voyait régulièrement pour travailler ensemble. Et c’est lui qui, plus tard, dira à Michel Glotz, le grand patron de Pathé-Marconi (plus tard EMI, aujourd’hui Warner): « Si un jour vous faites une intégrale de mes œuvres, j’aimerais que ce soit Gabriel qui la fasse ». Donc, c’est sur sa recommandation que j’ai enregistré l’intégrale.

Un autre personnage musical très important dans votre vie a été Herbert von Karajan.
Karajan était évidemment un mythe pour moi. A cette époque, il ne s’intéressait pas encore aux jeunes artistes, comme il le fera plus tard, mais Michel Glotz avait tout de même réussi à avoir un rendez-vous pour moi à la Scala de Milan. Lorsque j’arrivais, Karajan avait de gros problèmes: les deux rôles principaux de son opéra étaient malades et il était en train d’auditionner la terre entière, parce qu’il ne pouvait pas se permettre de mettre n’importe qui dans sa distribution. Pourtant, après plusieurs changements de rendez-vous, Karajan est arrivé. Cela s’est passé dans la Piccola Scala, dans la petite salle qui est magnifique. J’étais sur la scène. Il est arrivé, très gentil, très professionnel aussi, et il me dit: « Est-ce que tout va bien? L’éclairage vous convient? Le piano, est-il est bien accordé? » J’acquiesçai, et il me dit: « Je vous écoute ». Le secrétaire m’avait prévenu que le maître n’aurait que dix minutes à me consacrer. Mais il est resté une heure. Il est resté une heure, et il m’a dit: « Jouez-moi ça et ça, jouez-moi… qu’est-ce que vous avez encore à me jouer? » Et après, il est venu vers moi, sur la scène, et il me dit: « Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous? » Je m’en souviendrai toujours. Et alors,… vous savez, j’avais dix-huit ans… j’ai dit: « Maître, vous pouvez tout faire ». Cela l’a fait sourire… cette insolence… et il me répondit: « Oui, c’est vrai. » Et puis il m’a expliqué que je ne pouvais pas encore jouer avec lui, mais qu’il allait m’arranger plusieurs concerts à Milan, à Vienne et à Berlin. Six mois plus tard, tous ces contrats étaient signés.
Et puis, quinze jours après notre rendez-vous, il a téléphoné à Michel Glotz qui devait devenir son manager personnel plus tard, et il lui demanda: « Est-ce que ton petit jeune joue le Concerto de Schumann? » Glotz lui a réponddit: « Oui, oui, bien sûr! » – « Alors, dis-lui de le regarder un petit peu, de l’entretenir, parce que j’ai un concert avec… – je ne vous dirai pas le nom – et je pense qu’il est assez difficile et je crains que cela ne va pas coller entre nous ». Mais ils ne se sont pas disputés et je ne suis allé à Berlin que quelques années plus tard pour donner des concerts avec lui.

Votre premier concert avec le Philharmonique de Berlin n’était donc pas dirigé par Karajan?
Non, mais le chef était quand-même un certain monsieur Riccardo Muti. C’était très impressionnant pour moi de jouer avec Riccardo Muti, qui, tout jeune, était déjà un très grand chef. Il y a dans ce contexte une anecdote que j’aime bien raconter. Lorsque je suis arrivé à la répétition, il était à son pupitre en train d’annoter la partition. Je me suis approché et j’ai dit: « Bonjour Maître, je suis le pianiste qui va jouer avec vous. » Il a tourné la tête, il m’a regardé, il a posé son crayon et sa gomme, et il me dit: « Alors, tu ne me reconnais pas? » Complètement sidéré, j’ai dit: « Excusez-moi, Maître, je n’ai jamais eu le plaisir, l’honneur de jouer avec vous. Vous devez faire erreur…  » – « Tu as fait le concours à Naples en 1956… » – « Oui! » – « Tu as eu le premier prix. » – « Oui. » – « Tu allais au Conservatoire San Pietro pour travailler? » – Oui! » – « Et tu travaillais au 3e étage, dans une salle à droite, en sortant des escalier. » – « Oui. » – « Il y avait un garçon de huit ans, là, qui venait te voir tous les jours, et qui te disait ‘Continue, continue, tu vas avoir le prix…’, eh bien, le petit garçon, c’était moi… ». Je n’en revenais pas… En fait, Riccardo Muti est un très bon pianiste. Une fois, l’Orchestre de La Scala s’est mis en grève pour un opéra qu’il dirigeait, alors il s’est mis au piano et il a fait toutes les répétitions au piano.

Vous avez gagné pas mal de concours. Maintenant, on discute souvent la valeur des concours. Les uns disent: Les concours, ce n’est pas important. D’autres disent que c’est très important. Vous-même, vous faites souvent partie du jury d’un concours. Vous êtes même Président du Concours Poulenc. Quelle est, à votre avis, l’importance d’un concours?

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C’est important dans la mesure où ça vous fait connaître. Moi, j’en ai fait lorsque je suis sorti du Conservatoire de Paris en 1953. Mais il faut être honnête, à ce moment-là, la concurrence n’était pas la même que celle qu’il y a maintenant. C’est terrible! Et puis, il y a concours et concours. Vous avez des concours qui sont d’un très bon niveau, Reine Elisabeth, Chopin à Varsovie, Tchaikovsky, Van Cliburn… Lorsque vous êtes Premier prix dans un très grand concours, cela vous met tout de suite en valeur et, en général, les bureaux de concerts s’intéressent à vous. Et après, vous avez, effectivement, plein de concours qui ne n’aideront pas vraiment un jeune pianiste à faire une carrière. Mais ils sont importants dans le sens où ils offrent à un grand nombre de jeunes pianistes la possibilité d’affronter à la fois la concurrence sur le podium et le public dans la salle. Ils sont importants, pour ainsi dire, parce qu’ils obligent les jeunes, lorsqu’ils sont sortis d’un conservatoire, à continuer à avoir un but, en attendant que les concerts arrivent.

Donc, à vous entendre, les jeunes pianistes d’aujourd’hui ont une tâche beaucoup plus difficile que vous, lorsque vous avez démarré votre carrière?
Oui, oui. Je n’ai pas honte de le dire. Mais, pour arriver en tête du peloton il a toujours fallu avoir beaucoup de qualités. Mais il faut aussi l’imprévu. Vous rencontrez quelqu’un qui vous permet d’entrer dans un bureau de concerts, où il y a quelqu’un qui vous a entendu, ou un chef d’orchestre qui vous a repéré… Dans la vie, vous avez de la chance, ou vous n’en avez pas. Vous avez des qualités, mais il faut encore un peu plus.

Quelle est la différence entre un jeune pianiste d’aujourd’hui et un jeune pianiste de votre temps ? Qu’est-ce qui différencie les générations?
Je crois que les pianistes d’aujourd’hui – je parle de ceux qui émergent – ont tous des techniques infernales. Ils ont tous des doigts extraordinaires, mais il y en a un peu moins qui vous touchent sur le plan de la sensibilité, de l’interprétation…

À votre âge, d’autres pianistes ont déjà arrêté de jouer. Vous enseignez, mais vous continuez aussi à jouer.
Oui, parce que cela me manquerait. Si un jour, je me plante en public, je saurai le reconnaître et m’arrêter. Mais sinon, oui, je continue. J’ai une tradition à défendre.

Quels sont vos souvenirs de Luxembourg? Vous avez travaillé beaucoup avec l’Orchestre de RTL et Louis de Froment.

Louis de Froment

Louis de Froment

Mes souvenirs de Luxembourg vont même plus loin, parce que, quand j’étais élève au conservatoire, j’écoutais les concerts retransmis en direct par Radio Luxembourg depuis l’auditorium de la Villa Louvigny. Donc je connaissais bien l’orchestre, lorsque j’ai eu la chance de donner mon premier concert avec cette formation, sous la direction d’Henri Pensis. Cette collaboration a perduré, et j’ai joué aussi avec les successeurs de Pensis, notamment Louis de Froment, avec lequel j’ai enregistré les cinq concertos de Saint-Saëns et les cinq de Prokofiev. Je suis aussi parti en tournée avec l’orchestre, mais à un certain moment, après le départ de Louis de Froment, cette collaboration s’est arrêtée. Mais j’ai d’excellents souvenirs!

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