La pianiste française Chantal Stigliani vient de publier son enregistrement du Premier Livre du Clavecin Bien-Tempéré de Jean-Sébastian Bach. Alain Steffen a rencontré l'artiste pour un entretien.

Chantal Stigliani

Selon vous, quelle importance occupe cette pièce monumentale dans l’œuvre de Bach?
Pour moi le clavier bien tempéré est l’œuvre la plus importante pour clavier des années de Cöthen, aboutie après les prémices commencés à Weimar dans le Clavier-Büchlein de Friedemann. Elle démontre toutes les qualités de Jean-Sébastien Bach, son désir de pédagogie, sa recherche de forme contrapunctique en jouant avec toutes les combinaisons possibles, les imitations, les miroirs, les canons, les strettes, etc., son talent d’architecte pour construire tout en donnant vie à cette écriture savante, son intelligence, sa curiosité, son audace mais aussi la force de son talent à exprimer les passions et la spiritualité!
Ce que je trouve stupéfiant, c’est que toutes ces qualités incroyables réunies chez un seul homme ont fabriqué une substance unique qui traverse les siècles et ne prend aucune ride. Mieux encore: il reste le plus moderne des compositeurs, adaptable à tous les instruments sans qu’il ne soit trahi. Mystère de l’essence de sa musique, porteuse d’une vitalité éternelle!
Cependant, j’ai le sentiment que le Clavier Bien-Tempéré n’est ni clavier ni tempéré aujourd’hui, il dépasse ces mots trop réducteurs.  Même si certains préludes sont bien écrits pour clavier (clavecin, orgue, clavicorde) – 2-3-5-15-21 entre autres – le 1er est un accompagnement de luth, les 4-8-22 invitent à la prière chantée, le 24 est un trio pour deux voix sur une basse que j’entends legato soutenu la première fois et en pizzicati de contrebasses la deuxième, la fugue 22 résonne de cloches qui sonnent à toutes volées, la fugue 24 est une cantate. Visions personnelles, certes, d’une pianiste qui joue un instrument moderne offrant plein de possibilités…je dirais même que Bach s’amuse avec des couleurs harmoniques comme un peintre le ferait avec des touches de peinture (préludes 1-6-13). Cependant, ces idées personnelles se sont forgées en suivant le dessin de la plume de Bach, si clair dans sa structure inébranlable.
D’où l’importance de cette pièce monumentale qu’est le premier livre …

Est-ce qu’on sait si l’œuvre était jouée intégralement du temps du compositeur?
Je ne peux malheureusement vous répondre. J’en doute… Les intégrales sont très à la mode à notre époque actuelle…Bien sûr, les préludes et fugues sont indissociables et construits en chromatisme régulier, mais tellement différents! Chaque duo est indépendant, avec son histoire et son caractère propre. L’écoute est dense par la complexité et la richesse de l’écriture. Bach a écrit en exergue: Pour l’usage et profit des jeunes musiciens désireux d’apprendre, aussi bien que pour le divertissement de ceux qui sont déjà connaisseurs en l’art. Divertissement si on a des oreilles très averties…

Dans cette œuvre et surtout dans votre interprétation lumineuse, claire et très émotionnelle, on remarque très clairement un Bach qui aimait jouer, jongler, inventer. D‘où vient alors cette idée, qui se tenait jusque dans les années 1970, que Bach devrait être joué d’un air très académique et austère?
Votre question me met en joie parce que ce j’aime chez Bach, c’est précisément son caractère fort! Le mot académisme ne va pas avec lui…Orphelin très jeune, il a dû se battre contre tous les obstacles du quotidien, à commencer par lutter avec son frère ainé qui l’avait recueilli et n’acceptait pas qu’il recopie la musique des autres. Ce qu’il faisait, du coup, en cachette pendant la nuit, à la lueur de la lune! Bagarre permanente pour gagner sa vie: enfant il chantait pour ça, il jouait du violon, puis il a appris l’orgue, il s’est battu pour décrocher des postes d’organiste, pour avoir un salaire convenable…Jusqu’à la fin de sa vie le problème de la rémunération à sa juste valeur a été une bataille permanente. Autre sujet de bagarre: la religion, stricte et austère pour les luthériens – d’où l’académisme dont vous parlez – d’où il s’échappait par des improvisations qu’on lui reprochait, qui gênaient les gens. Calvinistes, piétistes, catholiques…nombreuses ont été ses luttes avec leurs représentants pour démontrer l’importance de la musique dans la prière.
Bach avait la Foi. Respect profond en Dieu, en Son Amour et promesse de vie éternelle. Parce qu’il aimait la vie: deux femmes, 20 enfants qu’il chérissait et qui l’ont bien inspiré. On l’imagine chez lui, penché sur sa musique, avec un tourbillon d’enfants à ses côtés, lâchant de temps en temps sa plume pour jouer avec eux, souriant, chantant, faisant le pitre comme tout papa aimant et joyeux.
Bach a défendu sa famille. La mort l’a beaucoup décimée, il n’en aimait que davantage  la vie!
Il était doué pour tout, son esprit était en ébullition permanente: qu’il s’agisse d’accorder, de construire ou d’inventer des instruments, de s’intéresser à la musique des autres, de faire des centaines de kilomètres à pied dans le but d’entendre un musicien renommé susceptible de le faire progresser. Toujours prêt à toute extravagance pourvu qu’elle soit utile!!
Bach ne supportait pas l’incompétence, la paresse. Il n’hésitait pas à distribuer des coups si un élève n’était pas à la hauteur, ou un de ses enfants. Bach en colère…
Bach incarne la passion de la vie, pour moi, avec toutes ses folies et sa profondeur.
Alors les raisons pour lesquelles on le jouait d’un air académique m’échappent.

Glenn Gould était un des premiers à nous proposer un Bach autre et moderne. Comment est-ce que vous voyez le rôle de Gould dans l’interprétation des œuvres pour clavier de Bach?
Glenn Gould était un grand pianiste et il a eu la faculté de faire vivre chaque note de Bach de cette intensité particulière qui était la marque de son toucher. Son jeu avait atteint une sorte de perfection qui montre Bach sous un angle particulier, comme une sculpture travaillée jusqu’à ce stade de perfection…Ma propre sensibilité  préfère le souffle de vie de l’homme imparfait.

Chantal Stigliani

Pour moi, un des plus beaux enregistrements du Clavier Bien-Tempéré est celui de Christiane Jaccottet qui interprète cette œuvre sur le clavecin. Vous avez choisi un Grand Piano D.
Je suis pianiste! C’est normal que j’aie envie de défendre mon instrument qui est l’un des plus modernes de notre temps. Il offre des tas de possibilités que Bach aurait adorées, je pense. Souvent, il écrit la musique telle qu’il la souhaite, avec des notes tenues infaisables, des phrases legato pendant qu’une autre voix doit être détachée…à réaliser avec une seule main, bien sûr! Ses fugues sont vraiment très difficiles à jouer. Il avait connu le piano de Silbermann et avait immédiatement suggéré des améliorations techniques à lui apporter. J’aime à croire qu’il aurait trouvé plein d’autres idées avec cet instrument…Je n’ai pas hésité à utiliser la pédale tonale qui permet de longues tenues de basses (la 3e pédale), j’ai doublé des octaves, la pédale de droite me permet de lier deux notes très éloignées sans qu’elles soient séparées par un blanc sec, j’utilise la sourdine pour changer le timbre.
J’ai aussi enregistré toutes les inventions, mais cette fois, sur un vieux Pleyel dont la voix me paraissait plus humaine que celle de Steinway, plus brillant. Bach préconisait de jouer les inventions sur clavicorde, dont les cordes sont frappées et non pincées comme au clavecin. Pour l’Art du Cantabile.

Pour votre enregistrement, vous utilisez deux pianos Steinway différents.
Uniquement pour des raisons pratiques. Le premier CD a été enregistré dans un temple, parce que j’avais l’impression qu’il m’était nécessaire d’avoir l’atmosphère d’un lieu comme celui qui était familier à Bach pour exprimer sa musique, je voulais une réverbération naturelle, un retour de son inspirant…J’avais oublié que pour enregistrer il faut recommencer plusieurs fois, qu’il y a par ci par là un accroc, un bruit, quelque chose à refaire. Du coup l’atmosphère ambiante ne sert à rien! J’ai opté pour enregistrer le deuxième CD sur mon propre piano, chez moi, où l’ambiance de travail était suffisante!

Comparée à d’autres pianistes comme Pescia (117‘), Richter (120‘) ou Ugorskaja (137‘), vous optez avec 106‘ pour des tempi très vifs. Qu’est-ce que Bach lui-même pensait des tempi et d’autres indications techniques?
Il n’y avait pratiquement aucune indication pour les tempi, rien pour les nuances. Ses seules indications concernent la manière de jouer l’ornementation. L’écriture musicale est extrêmement précise: quand vous pensez qu’on écrit un seizième de soupir! Tout est dit par rapport aux valeurs de notes, et Bach est très clair dans ses intentions. La vitesse est déterminée ensuite par l’interprète, son humeur, son énergie, cela m’amuse de voir que vous précisez que je mets moins de temps que les autres dans cet enregistrement…Souvent les fugues vont plus vite quand elles racontent une histoire, sont moins statiques. J’essaie de chanter une voix pour sentir quand elle respire, cela m’indique le tempo naturel.
On disait que Bach ouvrait toutes les tirettes d’un orgue qu’il essayait pour la première fois, pour qu’il montre-disait-il- tout ce qu’il a dans les poumons! Et ses pieds courraient si vite sur le pédalier que ses auditeurs ne comprenaient pas comment il réussissait à jouer si vite! Cette indication laisse entendre une fougue et un goût pour la virtuosité, me semble-t-il!

Il y a vingt ans maintenant, vous avez fondée à Paris Philomuses, une association qui est au service de l’art sous toutes ses formes. Qu’est-ce que vous pouvez nous en dire?
Philomuses est née d’un espace au centre de Paris, extrêmement privilégié par sa taille et son calme (c’est sous un jardin). Une invitation à faire de la musique, peindre, écrire des vers… Ainsi, tout naturellement, ce partage s’est fait avec bonheur. Ouverte à tous ceux qui ont du talent, l’association sert les musiciens, les plasticiens, les écrivains sans distinction d’âge ou de genre. Avec le temps, je me suis davantage attachée à aider les jeunes artistes qui ont terminé leurs études, gagné des concours, perplexes au seuil de leur carrière… Je les suis pendant un certain temps en essayant de les guider au mieux pour qu’ils comprennent leur réelle vocation. Parfois, ils n’ont aucune idée de ce que représente le mot carrière, ils ne savent pas composer un programme, ils ne comprennent pas la différence entre jouer pour passer des concours et offrir sa musique au public… J’ai essayé de créer cette relation public-artiste. Elle est indispensable à tous. Dans un lieu comme l’espace Philomuses règne une intimité précieuse: le musicien est confronté directement à ce que ressent l’auditoire, il est suffisamment proche pour que toute émotion circule de l’un à l’autre sans effets. Le peintre peut vivre en direct le regard des autres sur ses œuvres. Le comédien est sans lumières particulières, à nu avec ses textes. On ne peut pas tricher…Par ailleurs, ce brassage artistique a donné lieu à des rencontres productives: un peintre s’est allié à un poète pour créer un livre d’artiste, un écrivain a inspiré un mime, des musiciens ont imaginé des spectacles où les notes et les mots s’articulaient joyeusement , en accord avec des comédiens.

Revenant encore une fois sur Bach. Sa musique est souvent décrite comme ‘éternelle’…
Qu’est-ce que l’éternité? Quelque chose qui ne meurt jamais. Bach a si bien construit sa musique: chaque voix s’exprime et pourtant les sujets se chevauchent, s’interrompent, s’imitent et tout reste harmonieux. Cela tient du miracle! Bach avait une grande force en lui, cette foi magnifique porteuse d’amour et d’espoir. Nombre de ses compositions sont habitées par sa connaissance des Ecritures, codes ésotériques pleins de significations. Souvent, les terminaisons tournent au ton majeur, comme s’il ouvrait un pan de ciel. Malgré la mort omniprésente sur son chemin de vie, les obstacles, les difficultés en tous genres, les humiliations…jamais il n’a été ébranlé dans sa foi chrétienne. Il y a toujours un sourire au bout. L’âme est éternelle …

Dernière question. A quand l‘enregistrement du deuxième livre du CBT?
Je ne sais pas. La musique de Bach demande du temps. Avant d’oser la jouer, il faut l’avoir beaucoup éprouvée, assimilée, il faut la porter en soi. J’ai besoin de la jouer par cœur pour être portée par sa pulsation, la reprendre souvent car il y a toujours plein d’options différentes dans le choix des voix que l’on doit entendre…jusqu’à ce que s’impose une version qui laisse croire qu’elle sera définitive. Elle l’est rarement, mais quand elle me convainc pour une période assez longue, alors elle peut être enregistrée…

Lien vers la critique du disque.

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