Philippe Jaroussky
Photo: Erato/Marc Ribes

Après une période sabbatique de huit mois, Philippe Jaroussky est retourné sur scène en septembre, lors du lancement de son dernier disque avec des airs écrits par Porpora pour le légendaire castrat Farinelli. Nous avons rencontré le chanteur à Paris.

Vous venez de faire une pause de huit mois, et là vous reprenez vos activités tout en lançant un nouveau disque. Cette pause vous a-t-elle fait du bien?
Ce sera au public de le juger. Ce break – qui n’a pas été un break total, mais j’ai passé quand-même des périodes de deux mois sans chanter du tout – je l’avais planifié il y a trois ans, avec la volonté de le faire avant que la machine ne me n’octroie. Après presque quinze ans de carrière je voulais mettre les choses à plat et progresser au niveau technique. Cela n’est pas possible quand on travaille et que les concerts se suivent l’un après l’autre.

Comment avez-vous utilisé ce temps libre?
En premier lieu, le but de ce break était de voyager différemment, sans concerts et sans tout ce qui va avec. J’étais en Australie, en Amérique du Sud, en Nouvelle-Zélande, en Thaïlande, et j’adorai rester plus longtemps dans ces régions que le chanteur Jaroussky n’aurait pu se le permettre, visiter à ma guise et sentir la vie locale. Mais, en fin de compte, la pause ne comportait pas que des périodes d’inactivité professionnelle, car j’ai enregistré un disque et j’ai donné quelques concerts en Australie.

La scène vous manquait-elle?
Curieusement, au départ, pas du tout! Il est vrai que j’avais eu une légère overdose en 2012…Au cours du premier mois, je n’ai pas émis un son.

Et maintenant vous revenez avec les airs de Farinelli. Pour un contre-ténor, aborder ce répertoire doit être un challenge extraordinaire?
Je n’avais pas prévu de disque Farinelli. Il y a quelques années, j’avais fait un programme Händel-Porpora reposant sur la rivalité des deux castrats Carestini et Farinelli. C’est là que je me suis rendu compte que, contrairement à ce que j’avais pu penser au début de la virtuosité de la musique, les airs de Porpora sont en fait beaucoup plus respectueux du musicien qu’était Farinelli. D’autres compositeurs qui composaient pour Farinelli voulaient mettre à leur service l’incroyable capacité technique du chanteur. Porpora, en revanche, avait un rapport différent avec lui. Il lui réserva ses plus grandes qualités d’écriture. Alors j’y pris goût. Mais pour répondre à votre question: oui, il y a dans ce répertoire des airs extrêmement difficiles. Il y a des airs que je n’ai pas voulu chanter, surtout parce que le programme du disque est pour moi aussi un programme de concert, de récital, que je veux équilibré et qui ne doit pas me dépasser. Et en même temps, je tenais à montrer un autre aspect du chant farinellien, l’aspect du cantabile.

Votre consœur Cecilia Bartoli a rendu attentif aux sacrifices des castrats. Plaignez-vous Farinelli?
Oui, parce que je crois que la castration était une aberration. Elle se rapproche de l’esclavage. Ce sont deux façons de priver quelqu’un de sa liberté et de son intégrité. Il faut bien avoir conscience que pour atteindre le sublime au nom de l’art – et c’est ça qui me dépasse encore plus – on n’hésitait pas à sacrifier ces enfants en les castrant. En fait, c’est quelque-chose d’incroyable.

Les conditions physiques du conte-ténor et du castrat sont très différentes. Quelles sont les différences dans la pratique du chant?
C’est une affaire d’anatomie. Pas de pomme d’Adam, pas de mue, des cordes vocales qui restaient relativement petites, le tout combiné à une stature généralement très élancée qui leur donnait une soufflerie incroyable. Le castrat avait donc une voix de poitrine d’enfant, par ailleurs très difficile à maîtriser, et des aigus qui devaient flotter dans les airs d’une façon très irréelle et en même temps avoir une profondeur de son stupéfiante. Avec les petites cordes, la vélocité du chant pouvait devenir énorme, c’étaient de vrais rossignols. Mais on ne sait pas non plus séparer les chanteurs de l’école de chant dont ils émanaient, on ne peut pas dissocier Farinelli de Porpora. Ce qui a pu être une caractéristique de leur chant était la facilité de l’ornementation qui venait pour eux avant l’émotion. Moi, étant un chanteur du 21e siècle chantant pour un public de ce même siècle, je dois avoir une approche un peu différente. Je ne veux pas sacrifier l’émotion sur l’autel de l’ornementation et de la précision mécanique.

Ces airs sont souvent d’une grande virtuosité, d’autres sont d’une intimité bouleversante, et on a l’impression qu’ils sont tous extrêmement difficiles à chanter. Est-ce juste?
Farinelli, d’après ce que l’on sait, avait un souffle gigantesque et pouvait maîtriser non pas des difficultés isolées, mais un vrai enchaînement de difficultés techniques. Sans cet appareil respiratoire hors du commun, il me faut, dans ces cas, travailler avec une suite de micro-respirations. Celles-ci doivent obligatoirement se faire de la façon la plus détendue. C’est là la difficulté des airs de Farinelli.

Est-ce que la voix de contre-ténor réagit similairement à la voix normale lorsqu’il s’agit de chanter des coloratures?
Les coloratures de Farinelli sont particulièrement longues. Cela était encore dû à son souffle. Donc, si moi, je ne les mets pas bien en place dès le début, la voix ne tourne pas librement. Du coup, le corps prend le relais, j’utilise trop de souffle et je n’arrive pas à la fin. Mes mois sabbatiques m’ont également permis de relativiser cela. On sait que les castrats apprenaient à chanter face à un miroir. Ils devaient se contrôler de sorte à ne pas bouger, à faire le moins de mouvement possible, même avec le visage. Aujourd’hui, on a tendance à faire des gestes et des mouvements, et le public croit que cela nous aide à chanter. En fait, cela nous fait ralentir. Et j’ai justement profité de mon temps de repos pour travailler en sorte que je puisse avoir, dans mon corps, le plus grand calme.

Et pour ce qui est de la force? Est-ce plus difficile de chanter mezza voce ou même pianissimo avec la voix de contre-ténor?
Les castrats pouvaient très bien gérer les extrêmes, non seulement les aigus et les graves mais aussi le souffle. Ils pouvaient tenir jusqu’à une minute… Mais ce qui faisait aussi leur réputation, c’était justement l’Adagio et le cantabile, malgré le fait que, pour eux, cela était plus difficile à gérer que pour une voix plus légère comme celle de contre-ténor. Je crois être plus à l’aise dans les passages aériens que dans ceux qui sont extrêmement brillants

Votre voix a évolué, elle a gagné en couleurs, elle est devenue plus dramatique…
Oui, et j’en suis fort content. D’ailleurs, cette évolution m’a surpris moi-même. Il y a cinq, six ans, je croyais que j’allais devenir un alto grave et puis, je me suis quand-même maintenu dans cette tessiture de mezzo-soprano, donc avec une voix relativement claire. En même temps, je me suis beaucoup calmé, avec le résultat que la voix sonne beaucoup plus présente qu’il y a quelques années. Je pense avoir eu la tendance, dans le passé, de forcer l’expression, de surarticuler, et aujourd’hui je suis convaincu que l’émotion est déjà contenue dans la richesse du son lui-même.

Tout en sachant que la durée de vie d’une voix est très différente d’un chanteur à l’autre, je vais quand-même vous demander si la voix de contre-ténor peut durer aussi longtemps que la voix normale?
Il est très difficile de savoir jusqu’à quel âge je vais pouvoir chanter. La plupart des chanteurs disent: ‘Je vais m’arrêter quand je me rendrai compte que ma voix décline’, et pourtant ils ne le font pas. Et je les comprends. Ils ont acquis une grande maturité vocale et ils ont envie de chanter même si la voix n’a plus la souplesse de la jeunesse. Dans un certain sens, c’est touchant. Moi, je ne sais pas trop. J’ai très envie de diriger, d’abord en chantant et puis en ne chantant plus. Ou alors je continue de chanter, mais dans un répertorie différent. Je me vois mal chanter à 60 ans un programme comme celui de ce disque Farinelli. Je me tournerai alors plutôt vers un répertoire plus spirituel, je pense à Bach, à Purcell, aux oratorios de Händel. C’est d’ailleurs une direction que je prendrai très rapidement au cours des prochaines années, pour axer mon activité plus sur la recherche sonore profonde que sur les paillettes.

Et en tant que chef d’orchestre, quel répertoire choisiriez vous?
Le baroque d’abord! Et si un jour j’ai envie de faire plus, les études de direction deviendront inévitables. Il faut donc aussi prévoir le temps de le faire.

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