Né il y a cent ans, le 22 avril 1916, Yehudi Menuhin était une des plus immenses figures de la vie musicale de son temps. Nous publions ici une interview faite par Rémy Franck en 1996, également disponible en vidéo sur notre canal YouTube.

Yehudi Menuhin

Maître, tout au long de votre carrière, vous avez fait un énorme travail, au violon, à la tête d’orchestres, pour le disque, au Conseil International de la Musique, à la Menuhin Association… Est-ce qu’il y a, dans ce travail, un aspect qui vous tient particulièrement à cœur?
Je trouve que je fais toujours le même travail, mais il y a différents aspects. La joie que la musique m’apporte, je la partage, et en la partageant, j’apprends bien des choses: j’apprends exactement comment les autres sentent, ce qu’ils pensent, les émotions qu’ils subissent et c’est une clé à leur cœur, à leur âme, à leur intellect.

Vous avez, ces dernières années, quand même mis un accent sur l’enseignement.
Oui, c’est vrai. Les grands musiciens que j’ai connus et les grands compositeurs, Bartok, Benjamin Britten, Enesco, s’intéressaient tous … l’enseignement, autrement je ne serais pas là. Un musicien apprend constamment et il enseigne constamment. C’est comme respirer l’air.
Le chant est un des principes de base de la musique, dont Kodaly c’est beaucoup occupé. La méthode Kodaly insiste sur le chant dans toutes les écoles. On sait déjà quelle importance le chant a pour le développement équilibré de la jeune personne. La personne qui a connu le chant dès le début de la vie et même, comme je dis toujours, antérieurement, avant la naissance, n’est pas capable de criminalité. Ce sont ceux qui sont vides à l’intérieur, qui ont été privés de contacts, qui le sont. Je ne parle pas de l’argent. Je parle simplement des valeurs beaucoup plus fondamentales, des valeurs de contact humain avec les parents, les amis, les professeurs, avec des idées, avec la poésie, avec la mémoire, avec la culture de l’artisanat, la culture des idées et ce qui en sort. Ils ne connaissent rien de toute leur énergie énorme qui a besoin de se dépenser et n’ont pas de voix qui offre une satisfaction permanente. Et c’est ce que je cherche.
Un de nos projets actuels à la Menuhin Association, c’est justement un programme qui contient principalement de la musique, mais aussi d’autres éléments, comme la pantomime, l’art martial, des exploits physiques, de façon à vraiment offrir une ouverture à l’énergie des élèves.
Je crois qu’on peut sauver une grande partie des jeunes qui deviendraient une menace pour la société. Nous avons ce projet dans les écoles les plus mauvaises de sept ou huit pays en Europe: le début est plutôt préventif, pour des enfants de sept à huit ans; les autres ont presque déjà passé le point de pouvoir être sauvés, mais je crois qu’on le peut, du moins pour une grande partie, même lorsqu’ils ont de quinze à dix-sept ans. Et c’est ça que nous essayons de faire. C’est un projet qui, je crois, est très important.

Vous êtes donc convaincu que la musique, du moins en complément avec d’autres phénomènes, peut servir de solution à des maux de société.
Je crois que la musique avec les autres éléments ne peut que servir à prendre la bonne direction. Il n’y a pas de doute! Chaque fois que je me trouve dans une école où un chef d’orchestre amène son orchestre, ces écoles sont sauvées.
Il y a par exemple Jean-Claude Casadesus à Lille: il a vraiment sauvé‚ une école qui devait être fermée parce qu’elle était impossible à gérer. Il a dit: « Laissez-moi faire quelque chose. Je viens avec l’orchestre, avec des musiciens; on va jouer, danser, on va faire connaitre de belles choses, de belles sensations à ces enfants. Ils vont venir à des concerts, ils vont faire leur classe dans la salle ». Au bout d’un an déjà, ces enfants sont attachés à l’orchestre, sont adorables et ils se présentent dans les écoles de musique. Ils veulent apprendre la musique.
Mais, ce sont des jeunes. La même chose peut se faire avec un programme beaucoup plus organisé, plus varié, peut-être aussi un peu plus exigeant avec ceux qui sont plus âgés.
De plus en plus, nous voyons que tout est en relation, tout est relatif: nous parlons de différentes catégories de nos activités économiques, artistiques, culturelles, administratives, juridiques, etc. Mais, tous ces fragments appartiennent à une société‚ et nous découvrons maintenant que si nous poursuivons une chose aux dépens d’une autre, on déséquilibre la société.
Si on s’attache à un aspect de la civilisation c’est-à-dire à une convention, à une théorie, quelles qu’elles soient, même les plus belles, la liberté, l’égalité, la démocratie, si on s’y attache comme seule solution ou si on dit que seulement la production industrielle et bancaire est ce qu’il y a de plus important, alors on se trompe. Il y a des moments où tous ces éléments se touchent et dépendent les uns des autres.
La liberté est une belle chose, mais si chacun exige une liberté à soi, sans tenir compte des autres, on finit par le chaos.
La politique est merveilleuse, mais chaque parti représente seulement une partie de la population. Il y a donc nécessité de réunir ces fragments et de les ramener à les faire se comprendre les uns des autres. Les fragments doivent de nouveau former une entité entière. Souvent notre approche est analytique, par catégories, par départements…, et toutes ces divisions nous séparent.
Il faut maintenant trouver les autres éléments qui nous unissent: la compassion, l’élément religieux, l’élément mystique, la musique, les arts et la science aussi. Ils nous réunissent parce qu’ils représentent tout ce que nous avons en commun.
Donc, il y a des éléments qui sont tous les deux essentiels, ceux qui nous séparent et ceux qui nous réunissent. Tous les deux sont d’importance égale. Ce sont deux parties qui devraient être en équilibre, on devrait penser qu’elles ne sont pas ennemies l’une de l’autre, mais complémentaires.
Et c’est ça la grande différence entre la confrontation et la réalisation, ce sont deux moitiés, une dualité qui comprend une unité. L’œuf a le jaune et le blanc, ce qui nourrit et ce qui va devenir l’animal; les deux sont importants, l’un ne serait pas là sans l’autre.
Il faut un peu que les hommes comprennent qu’on enseigne ces dualités. Au lieu de cela, les partis politiques et toutes les attitudes sont souvent sources de confrontation, parce qu’ils croient que la moitié de la vérité est vraiment la vérité totale.

Yehudi Menuhin (c) J.J. Michels - Profilm

Yehudi Menuhin
(c) J.J. Michels – Profilm

Vous jouez donc actuellement essentiellement un rôle de messager dans la musique, par la musique, en parlant, en philosophant sur des thèmes autour de la musique. Croyez-vous qu’il faudrait plus de messagers dans le monde musical ?
Ecoutez, chaque musicien est différent, mais il y a toujours dans les musiciens une ouverture vers l’infini, quelque chose en eux qui maintient un petit contact avec la partie de notre vie qui appartient à l’éternité. Comme musicien, en faisant la musique, on vibre avec les vibrations de l’univers.
La vibration est ce qu’il y a de plus commun dans l’univers et tout dépend de la complexité, de la vélocité des vibrations et de leur compatibilité. Si vous êtes, comme on dit, sur la même longueur d’ondes, c’est une vérité. Si une corde vibre avec la même vélocité qu’une autre corde sur la même note, alors on n’a besoin que de faire sonner une corde pour que l’autre sonne passivement. Vous pouvez prouver cela sur un piano ou avec des cloches.
Il en est de même avec les humains: vous avez un humain qui en rencontre un autre et il vibre sur la même note, alors il y a une sympathie; il y en a d’autres qui vibrent sur une note dissonante. Ce qui est curieux c’est que la plus grande dissonance est la note la plus proche. Quand on s’approche de la vérité, quand on est le plus proche de la vérité, c’est la dissonance la plus grande. C’est très curieux dans la nature. Un petit mouvement, une vibration de plus par seconde et on est à la même hauteur.
C’est un élément très important qu’il faut toujours maintenir, par exemple dans l’intolérance: l’intolérance est la plus forte chez ceux qui sont les plus proches. Il suffit souvent d’un petit raccord pour corriger cela.
C’est ce que je trouve admirable dans Luxembourg: on est gai entre l’Allemagne et la France; ici, que l’on parle le Français ou l’Allemand ne fait aucune différence. C’est tout de même un Etat béni au centre de l’Europe, un endroit cultivé‚ qui, à force de batailles, à force de souffrances, connaît bien les dangers et aussi les récompenses des confrontations de différentes cultures. Dans cet environnement il a développé sa propre culture. C’est un pays extraordinaire.

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